Hervé BAZIN, Vipère au poing, 1948, Le livre de Poche.

Publié le par Dantris

"Je saisis la vipère par le cou, exactement au dessus de la tête, et je serrai, voilà tout." p.5.

La couverture, très bien choisie pour l'édition de poche (détail d'un tableau de Felice Casorati, Double portrait-avec sa soeur) prépare absolument à la lecture du roman. Vous regardez le portrait d'une femme pâle, dont les yeux sont gris et vitreux, dont les lèvres sèches de la bouche semblent scellées, rétives à tout entrebâillement. Le premier contact avec la maîtresse de maison est établi.

"Elle avait de jolis yeux, vous savez, cette vipère, non pas des yeux de saphir comme les vipères de bracelets, je le répète, mais des yeux de topaze brûlée, piqués noir au centre et tout pétillants d'une lumière que je saurais plus tard s'appeler la haine et que je retrouverais dans les prunelles de Folcoche, je veux dire ma mère, avec en moins, l'envie de jouer." p.6.

Le récit est une autobiographie terrible, dure, menée sans gémissement par l'aîné des enfants: Jean, alias Brasse-bouillon.

"Grand-mère mourut. Ma mère parut. Et ce récit devient drame." p.19.

Replongé dans son enfance à la Belle Angerie le narrateur-personnage nous livre le triste quotidien de sa famille sur lequel règne Paule Rezeau, mère sans coeur, austère, autocrate, cruelle.  

"Nous vous accordons, après le déjeuner, une heure de récréation, qui pourra être supprimée, par punition. Vous devez obligatoirement jouer dehors, sauf s'il pleut.

-Mais s'il fait froid ? hasarda Mademoiselle.

-Rien de meilleur pour les aguerrir, rétorqua madame mère. Je suis pour une éducation forte." p.31.

Jean, Frédie et Marcel, les trois frères complices, grandiront en feignant d'obéir de tout leur coeur à leur infatigable geôlière.

"Du soupçon Mme Rezeau fit un dogme. Compliquées de commentaires et de variantes, ses interdictions devinrent un véritable réseau de barbelés." p.33.

Pour lutter au mieux ils forment "le Cartel des gosses", associent leurs efforts, cachent des réserves de nourriture et d'argent. Bien sûr, inutile de compter sur l'aide de M.Rezeau; depuis longtemps les enfants ont compris que leur père, s'il était un puits de connaissances et un brillant spécialiste de diptères, n'en demeurait pas moins un homme lâche. Le courage rare et mou de ce père blesse à la lecture, ses ponctuels emportements pour la défense de ses enfants nous font au mieux sourire.

"Mon père, qui avait fait la guerre, ne dut avoir peur que les premiers jours. Les hommes de son genre s'accoutument à tout, même à la mort, et surtout à la mort des autres, dès qu'elle fait partie de cette seule vie qu'ils sachent vivre : la vie courante." p.61.

Figure du père qui demeure en d'autres points intéressante car elle incarne cet esprit têtu qui se refuse à accepter les temps qui changent, mais qui s'obstine à entretenir l'apparence d'une gloire familiale pourtant terminée et ridicule. Si le roman porte une critique politique elle se trouve là, dans le portrait de ce père décevant, absent de la réalité de sa famille et de celle du monde :

"Mais tant d'argent dépensé pour la gloire, alors que nou smanquons du nécessaire, estce vrainet charmant ? Mais ce spaysans, traités en serfgs enplien XXème siècle, n'est-ce pas désuet , Mais cette hypocrisie qui jette la cape sur nos dissensions, notre sécheresse de coeur et d'esprit, nos mites et nos mythes, est-ce encore respectable ? Le monde s'agite, il ne lit plus guère La Croix, il se fout des index et imprimatur, il réclame la justice et non la pitié, son dû et non vos aumônes.

(...)

Et je souffre un peu, j'en souffre, parce que, malgré moi, je ne les déteste pas tous. C'est pourquoi, très doucement, je consens à répondre à mon père, qui ne comprendra pas : Oui, c'est charmant. On dirait le chant du cygne. " p.161.

 

La Belle Angerie qui a l'allure d'un pensionnant cauchemardesque, d'une prison pour jeunes enfants, se traverse comme le théâtre d'un long, lent et dramatique affrontement entre une maîtresse de maison machiavélique et des enfants malheureux qui retrouvent dans leur résistance les jeux qui leur sont interdits. 

A l'épreuve, l'aîné des garçons se révèle le plus fort. "La pistolétade" ou le défi des yeux dans les yeux, représente un moment silencieux plein d'échanges dans lequel Jean affronte l'autorité de sa mère.

"Mais ton regard est entré dans le mien et ton jeu est entré dans mon jeu.

(...)

Moi, je ne t'aime pas. Je pourrais te dire que je te hais, mais ça serait moins fort. Oh! tu peux durcir ton vert de prunelle, ton vert-de-gris de poison de regard. Moi, je ne baisserai pas les yeux. D'abord, parce que ça t'emmerde. Ensuite, parce que Chiffe me regarde avec admiration, lui qui sait que je tente de battre le record des sept minutes vingt-trois secondes que j'ai établi l'autre jour et qu'il est en train de contrôler sans en avoir l'air sur la montre bracelet de ton propre poignet. Je te pistolète à mort, aujourd'hui." p.53.

Finalement, la résistance à Folcoche devient une nécessité, une raison d'être pour cet enfant repoussé qui a grandi avec la haine comme tuteur. 

"Effectivement. Jouer avec le feu, manier délicatement la vipère, n'était-ce point depuis longtemps ma joie favorite , Folcoche m'était devenue indispensable comme la rente du mutilé qui vit de sa blessure." p.103.

Le sort de Jean au fil des années s'obscurcit. Il se prépare à quitter La Belle Angerie mais comprend peu à peu qu'il a en lui la même sécheresse sentimentale que ça mère, au point de douter pouvoir aimer un jour. 

 

"J'entre à peine dans la vie et, grâce à toi, je ne crois plus à rien ni à personne." p185.

Il faut lire le récit de ce drame familial, l'histoire de cette rupture essentielle dans laquelle l'amour filial est mort avant même d'avoir éclôt. La course lente des événements intrigue, les petites luttes assassines dégoûtent. Ce roman, illustration d'un anti-Oedipe absolu, fascine sans lasser car le sujet résiste encore après son examen: on lira sans pouvoir se dire ensuite que l'on comprend quelque chose aux raisons d'une éducation si violente.

Publié dans Lectures 2010

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R
<br /> <br /> bien, pour une fois que je peux faire un commentaire sur un bouquin que tu as lu...ou plutôt sur l'auteur. Hervé Bazin a aussi écrit "La tête contre les murs", son histoire au sein de l'hôpital<br /> Psychatrique de Ste Gemmes Sur Loire à côté d'Angers. Bref, je voulais le dire pour une fois que je peux dire quelque chose.<br /> <br /> <br /> <br />
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